CHAPITRE IV
UNE ENTREVUE

C’est avec une vive curiosité que j’accompagnai Poirot chez lord Edgware, à Regent Gate.

La maison, solidement construite, d’une architecture sobre et sévère, avait un aspect imposant. La porte nous fut rapidement ouverte, non par un vieux valet solennel comme l’eût fait pressentir l’austérité de la demeure, mais par un jeune domestique blond et élancé qu’un sculpteur aurait pu prendre comme modèle pour une statue d’Apollon. Chose bizarre, il me rappelait quelqu’un… une personne rencontrée tout récemment, mais je n’aurais pu dire qui.

Nous demandâmes à voir lord Edgware.

— Par ici, messieurs, je vous prie, dit le jeune homme d’une voix douce.

À sa suite, nous traversâmes le vestibule, passâmes devant l’escalier et gagnâmes une porte au fond.

Il l’ouvrit et nous annonça à son maître, tout en nous faisant entrer dans une pièce aux murs garnis de livres et au magnifique mobilier de bois sombre, sur lequel l’unique fenêtre jetait une lumière imprécise.

Lord Edgware, qui se leva pour nous accueillir, était un homme de haute stature, frisant la cinquantaine, aux cheveux noirs légèrement grisonnants, au visage maigre et à la bouche railleuse. Son regard faux m’inspira une antipathie spontanée.

D’une politesse glaciale, il nous invita à nous asseoir et prit sur son bureau la lettre écrite par mon ami.

— Votre nom ne m’est pas inconnu, monsieur Poirot ; qui d’ailleurs n’a entendu parler de vous ? (Poirot salua.) Toutefois, je ne comprends pas votre intervention. Vous désirez me voir au nom de… ma femme ?

Il dit ces deux derniers mots de façon bizarre, comme s’il avait dû faire un effort pour les prononcer.

— En effet, répondit mon ami.

— Il me semblait, monsieur Poirot, que vous étiez surtout spécialisé dans la recherche des criminels ?

— Je m’intéresse à tous les problèmes, lord Edgware. Il y a des problèmes criminels, mais il en existe d’autres.

— Certes. Et quelle est la nature de celui-ci ?

— Je suis venu vous pressentir de la part de lady Edgware. Lady Edgware désire le divorce. Elle m’a prié de discuter ce point avec vous.

— Monsieur, ce point ne supporte aucune discussion.

— Ainsi, vous refusez ?

— Moi ? Pas le moins du monde.

Si jamais j’ai vu mon ami stupéfait, ce fut bien cette fois-là. La bouche entrouverte, les mains écartées, les sourcils relevés, il semblait la caricature de lui-même.

— Voyons ! s’écria-t-il. Soyez précis. Vous consentez au divorce ?

— Monsieur Poirot, votre surprise m’étonne.

— Alors, vous acceptez de divorcer d’avec votre femme ?

— Oui. Elle le sait pertinemment. Je le lui ai même écrit, il y a six mois.

— Alors, je n’y comprends plus rien… Il me semblait que vous étiez par principe ennemi du divorce.

— Mon opinion sur ce sujet ne concerne que moi, monsieur Poirot. En réalité, j’ai refusé de divorcer d’avec ma première femme. Ma conscience me le défendait. Mon second mariage, je l’admets, fut une erreur. Quand ma femme me demanda de divorcer, je refusai net. Voilà six mois, elle revint à la charge, me suppliant de revenir sur ma décision : elle voulait, je crois, épouser un acteur de cinéma ou quelqu’un dans ce goût-là. À cette époque, mon point de vue s’était sensiblement modifié et je lui en fis part dans une lettre que je lui adressai à Hollywood. Aussi, je ne saisis pas pourquoi elle vous envoie vers moi. Je suppose qu’il y a là-dessous une question d’argent.

Un sourire méprisant se dessina sur ses lèvres.

— C’est bizarre… bizarre… répétait Poirot. Il y a là une énigme…

Lord Edgware poursuivit :

— Ma femme m’a quitté de son propre gré. S’il lui plaît d’épouser quelqu’un d’autre, libre à elle, mais je ne vois pas pourquoi je lui donnerais un penny !

— Il ne s’agit point d’argent.

Lord Edgware fronça le sourcil.

— Jane épouserait donc un homme riche, dit-il avec ironie.

— En vain j’essaie d’y voir clair, murmura Poirot. Je croyais que lady Edgware avait fait plusieurs démarches auprès de vous par l’entremise d’hommes de loi ?

— En effet, j’ai là des lettres d’avoués américains et anglais. En fin de compte, comme je vous l’indiquais tout à l’heure, elle m’écrivit elle-même.

— Jusque-là, vous vous étiez montré hostile au divorce ?

— C’est exact.

— Mais, au reçu de sa lettre, vous avez changé d’avis, lord Edgware ?

— Non point à cause de sa lettre, mais parce que ma façon de voir n’était plus la même.

— À la suite de quelle circonstance avez-vous modifié vos intentions ?

— C’est mon affaire, monsieur Poirot. Mettons, si vous le voulez, que j’ai reconnu les avantages de rompre une union que je considérais comme indigne de moi. Excusez mon franc parler. Mon second mariage fut une aberration de ma part.

— Lady Edgware tient le même langage.

— Vraiment ?

Une lueur étrange s’alluma dans les yeux de lord Edgware, mais elle se dissipa aussitôt. Il se leva et nous comprîmes qu’il voulait mettre fin à l’entrevue.

— Veuillez m’excuser d’avoir changé le jour de notre rendez-vous. Je dois me trouver demain à Paris…

— Parfaitement… parfaitement.

— À l’occasion d’une vente d’objets d’art… Je convoite une statuette… un chef-d’œuvre en son genre… un genre plutôt macabre. J’ai toujours eu pour le macabre un goût spécial.

Il sourit d’un sourire cynique et cruel.

Je me rappelai le petit tremblement de Jane Wilkinson lorsqu’elle avait parlé de son mari. Sa peur n’était point feinte, je le compris à cet instant même, et j’essayai de pénétrer la personnalité étrange de ce George Alfred Saint-Vincent Marsh, quatrième baron Edgware.

La main appuyée sur le bouton de sonnette, il prit congé de nous avec une politesse suave. Après lui avoir présenté nos civilités, nous retrouvâmes le maître d’hôtel qui nous attendait dans le vestibule. En refermant la porte du bureau-bibliothèque derrière moi, je jetai un dernier coup d’œil dans la pièce. L’aspect de lord Edgware faillit m’arracher une exclamation de surprise.

Son sourire s’était mué en une sinistre grimace. Les lèvres découvraient des dents prêtes à mordre et les yeux exorbités exprimaient une rage démente.

Lorsque nous traversâmes le vestibule, une porte s’ouvrit à droite. Une jeune fille apparut et recula en nous voyant. Grande et mince, les cheveux noirs et le visage pâle, elle s’arrêta un instant et ses yeux croisèrent les miens. Puis, comme une ombre, elle retourna dans la pièce et ferma la porte.

L’instant d’après Poirot et moi nous nous retrouvions dans la rue. Poirot héla un taxi et dit au chauffeur de nous conduire au Savoy.

— Eh bien, dit Poirot en clignant des yeux, cette entrevue ne s’est pas du tout passée comme je l’avais prévu.

— Non. Quel type extraordinaire, ce lord Edgware !

Je lui fis part de l’impression que j’avais ressentie au moment où je fermais la porte de la bibliothèque. Il hocha la tête d’un air pensif.

— La folie le guette, dit-il enfin. Hastings, cet homme, sous son apparence glaciale, doit dissimuler de profonds instincts de cruauté. Rien d’étonnant si ses femmes n’ont pu supporter la vie commune avec lui !

— Poirot, n’avez-vous pas remarqué une jeune fille à l’instant même où nous sortions ?

— Si, mon ami, j’ai vu cette jeune fille qui paraissait effrayée et pas du tout heureuse, dit-il d’un air grave.

— Qui était-ce, à votre avis ?

— Sans doute sa fille. Je sais qu’il a une fille… Ah ! nous voici arrivés. Allons communiquer la bonne nouvelle à lady Edgware.

Jane se trouvait chez elle. Après avoir téléphoné, l’employé de l’hôtel nous informa que lady Edgware nous priait de monter. Un groom nous conduisit à l’étage.

Une femme portant des lunettes et à cheveux gris soigneusement coiffés vint nous ouvrir. De la chambre à coucher, arriva la voix de Jane, disant à la femme de chambre :

— Ellis, est-ce M. Poirot ? Priez-le de s’asseoir. Dans une minute je suis à lui.

Jane Wilkinson parut, vêtue d’un charmant déshabillé de dentelle.

— Tout va bien ? fit-elle en entrant.

Poirot se leva et s’inclina sur sa main tendue.

— Vous venez de prononcer les mots exacts, madame. Tout va bien. Lord Edgware accepte de divorcer.

— Quoi ?

Si la stupéfaction exprimée par son visage n’était pas sincère, Jane Wilkinson était vraiment une étonnante comédienne.

— Alors, monsieur Poirot, vous avez réussi. Et si vite ! Vous êtes un véritable génie ! Comment diable vous y êtes-vous pris ?

— Madame, je ne puis accepter des compliments immérités. Voilà six mois, votre époux vous a écrit qu’il retirait son opposition.

— Que dites-vous ? Il m’a écrit ? Où ça ?

— Pendant votre séjour à Hollywood, à ce que j’ai compris.

— Je n’ai jamais reçu cette lettre. Elle a dû s’égarer. Et dire que pendant des mois et des mois j’ai remué ciel et terre à m’en rendre folle !

— Lord Edgware semblait sous l’impression que vous songiez épouser un acteur.

— Bien sûr, c’est ce que je lui ai raconté, dit-elle avec un sourire qui, soudain, se transforma en une inquiétude visible. Monsieur Poirot, vous ne lui avez pas au moins parlé de mon projet de mariage avec le duc ?

— Non ! non ! rassurez-vous. Je suis discret ! Vous n’auriez pas voulu qu’il le sût, n’est-ce pas ?

— Il a l’esprit tellement malveillant ! Mon mariage avec Merton paraîtrait à ses yeux une union avantageuse pour moi, et il s’empresserait de mettre des bâtons dans les roues. Tandis qu’un acteur de cinéma, c’est tout différent ! Cependant, j’avoue ma surprise. Cela ne vous étonne pas non plus, Ellis ?

J’avais remarqué que la femme de chambre allait et venait d’une pièce à l’autre, rangeant des vêtements qui traînaient sur les dossiers des chaises. J’étais convaincu qu’elle suivait notre conversation. À présent, il n’était pas difficile de conclure qu’elle recevait toutes les confidences de sa maîtresse.

— Sûrement, m’lady. Sa Seigneurie doit avoir beaucoup changé depuis que nous l’avons connue !

— Sans aucun doute.

— Son attitude vous surprend à ce point ? suggéra Poirot.

— Je vous le certifie. Mais à quoi bon nous creuser la cervelle pour deviner le mobile de ce revirement ? Il consent à divorcer, c’est le principal !

— Pardon, madame, cela m’intéresse fort, au contraire, de connaître ce mobile.

Jane ne prêta aucune attention à cette remarque de Poirot.

— L’essentiel est que je suis libre… enfin !

— Pas encore, madame.

Elle le regarda avec impatience.

— En tout cas, je vais être libre… cela revient au même.

Poirot ne semblait pas partager cet avis.

— Le duc est à Paris, ajouta Jane, je vais immédiatement lui envoyer un câble. Je vois d’ici l’effarement de sa vieille mère.

Poirot se leva.

— Madame, je suis très heureux de constater que tout s’arrange selon vos vœux.

— Au revoir, monsieur Poirot, et merci infiniment.

— Je n’ai rien fait !

— Vous m’avez apporté la bonne nouvelle et je vous en suis profondément reconnaissante.

— Et voilà…, fit Poirot une fois que nous eûmes quitté l’appartement de l’actrice. Cette femme ne voit rien au-delà de sa petite personne… toujours elle ! Rien ne l’intéresse en dehors d’elle-même. Elle n’éprouve même pas la curiosité de savoir pourquoi la lettre de son mari ne lui est jamais parvenue. Hastings, avez-vous observé la mentalité de cette femme ? Elle est rusée, mais absolument dépourvue d’intelligence. Après tout, la Providence ne peut prodiguer toutes les qualités aux mêmes !

— Sauf à Hercule Poirot, insinuai-je.

— Vous raillez, mon ami, répliqua-t-il d’un ton serein. Marchons le long de l’Embankment, si vous le voulez bien. Je sens le besoin de mettre de l’ordre dans mes idées.

Je gardai un silence discret, attendant le moment où il plairait à l’oracle de parler.

Au bout d’un moment, il déclara :

— Cette lettre m’intrigue. J’y découvre quatre explications plausibles.

— Quatre ?

— Oui. D’abord elle a pu être égarée par la poste. Ce fait se produit, vous le savez, mais plutôt rarement. Si l’adresse avait été mal mise, elle eût été retournée à lord Edgware il y a longtemps. Je préfère rayer cette première solution, bien que peut-être ce soit la vraie.

« Deuxième explication : Notre belle dame ment en prétendant ne l’avoir point reçue. C’est très possible. Dès que ses intérêts sont en jeu, cette charmante actrice est capable de proférer les plus énormes mensonges avec une candeur enfantine. Cependant, je ne vois pas ici l’avantage d’un tel mensonge. Si elle sait que son mari consent au divorce, pourquoi m’envoie-t-elle en émissaire auprès de lui pour établir nettement la situation ? C’est à n’y rien comprendre.

« Troisième explication : Lord Edgware ment. Toutefois, je ne discerne pas le but de ce mensonge. Pourquoi inventer une lettre expédiée à sa femme il y a six mois ? N’eût-il pas été plus simple d’acquiescer à ma proposition ? Je crois qu’il a réellement envoyé cette lettre… pourtant je ne conçois pas son changement subit d’attitude.

« Arrivons à la quatrième explication : quelqu’un aurait intercepté la lettre en question. Là nous pénétrons dans un champ d’investigation très intéressant : cette lettre a pu être interceptée… en Amérique ou en Angleterre.

« Celui qui a supprimé cette lettre s’opposait à la rupture du mariage. Hastings, je donnerais gros pour savoir ce qui se trame derrière cette affaire. Car il y a quelque chose… je le jurerais ! Il fit une pause, puis ajouta lentement :

— Quelque chose que je ne fais encore qu’entrevoir.

 

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